Hier. Je rentre par la rue du Faubourg Saint-Antoine. 20h30, il fait nuit. Je suis plongée dans mes pensées, je marche de mon pas de course habituel.
Je double par la gauche une silhouette très trapue et plus petite que moi, sans la regarder, quand une douleur fulgurante se loge dans ma main droite. Je m’immobilise en criant « aïe » deux fois. Un mec nous dépasse très rapidement sans me demander si ça va (il m’a pourtant entendue c’est pas possible autrement). Nous sommes seuls sur le trottoir. L’homme lève la tête vers moi. Lunettes, bonnet, masque, peau, manteau, tout est noir. Sauf son grand bâton, recouvert de cordelettes de couleurs et d’un ensemble de médailles.
Il désigne la rue derrière nous avec le bâton, « là-bas, il m’attaquent ». Je comprends qu’il a fait pivoter violemment son arme derrière son dos parce qu’il a eu peur du bruit de mes pas rapides. Il continue d’essayer de m’expliquer. Il manie le bâton avec une grande dextérité. Ce n’était pas une improvisation.
Je suis choquée. Je ne bouge pas. Je ne parle pas. J’ai très mal. Des larmes s’écoulent de mes yeux.
Il me tend ses mains gantées de cuir avec un « donne, je répare ». Et moi je suis au carrefour de mes émotions et de mes réactions. Option 1 la rage: je m’énerve, je crie qu’il m’a peut-être cassé une articulation. Option 2 l’appel: je fais un bond en arrière et je crie au secours ou j’arrête une voiture ou j’appelle les flics avec mon tel. Option 3 la trouille: je tente la fuite en courant vite. Option 4: la fluidité, j’accepte sa réparation et je lui donne ma main meurtrie. J’oscille. Distorsion temporelle.
J’opte pour la fluidité. Je lui donne ma main en indiquant mon petit doigt gonflé qui se plie à peine. Il se concentre, marmonne, impose les mains, enveloppe. Je continue à pleurer. Le corps relâché. Je suis focus. Je me sens avec lui. Je participe au soin en me laissant faire, reliée par une sorte d’énergie avec ce personnage étrange qui murmure des trucs incompréhensibles, avec une musicalité qui me berce. En même temps je regarde la scène. Ca me semble à la fois très juste (sensation d’être à la bonne place) et totalement décalé (il vient de me frapper mon doigt est peut-être abimé). Encore une fois, je mets mon esprit en veille et replonge dans la transe de conciliation. Nous restons un long moment immobiles dans la nuit. Lui à donner du soin avec ses mains et sa voix, son bâton calé dans le coude, et moi à le laisser se concentrer sur mon doigt.
Puis il relève pour la seconde fois son visage vers moi. Je ne vois toujours pas ses yeux derrière ses lunettes ni sa bouche derrière son masque. Mais je sais qu’il me regarde. On respire ensemble. Avec lenteur, je reprends ma main. On se sépare. Il revient à lui, re-attire mon attention sur son pantalon déchiré, m’indique à nouveau la rue plus loin du bout de son bâton. Montre des signes d’agitation.
Je marque la fin de l’interaction en le regardant droit dans les lunettes et le remerciant pour le soin. Il me dit « Tu es gentille ».
Je peux partir, maintenant.
Sur le chemin, je sors peu à peu de ma transe. Je débriefe avec moi-même. Mon doigt pulse mais j’arrive à le plier légèrement. Mon corps est encore choqué d’avoir été frappé par surprise. Mon mental cherche des explications. J’accélère.
Je sais que sa motivation n’est pas de me faire mal mais de se défendre.
Je sais qu’il a eu peur car il a été attaqué dans une rue pas loin, que son pantalon a été déchiré dans la bagarre.
Je sais qu’avoir cette apparence d’homme racisé, emmitouflé dans un manteau, un bonnet, un masque, des lunettes, des gants, en total look sombre, avec un grand bâton plein de marques de magie, sans maitrise de la langue française, sans doute avec des troubles psychiques, c’est socialement difficile. Il fait partie – bien plus que moi – des personnes qui sont toujours regardées avec méfiance, qui sont chassées, insultées, tabassées, enfermées, oppressées.
Je sais qu’il aurait pu sérieusement me blesser.
Je sais qu’immédiatement en voyant mon visage il a été désolé.
Je sais qu’il était sincère dans son souci de réparer. J’imagine pour me faire du bien et aussi pour éviter qu’une femme blanche appelle les flics après avoir reçu un coup de bâton d’un homme noir en pleine rue.
Je sais que ça aurait été plus que trash pour lui si j’avais appelé du secours.
Je sais que ça aurait pu mal tourner pour moi si j’avais été agressive ou si j’avais sorti mon téléphone.
Je sais que les passant·e·s ne réagissent pas aux agressions et que je dois me débrouiller seule.
Je sens qu’il pouvait très rapidement basculer. Qu’il était au bord.
Je sens que j’étais en capacité de me connecter à lui, en restant calme, en accueillant sa réparation, en enfilant ma croyance de soin énergétique, en me laissant faire, en évacuant la peur et la colère pour être en relation.
Je me félicite d’avoir choisi la bonne option.
Ce n’est pas la première fois que mon système me permet de rester tranquille pour me protéger, face à un agresseur qui peut à tout moment vriller. J’ai déjà vécu plusieurs épisodes où le fait de ne pas tempêter ou paniquer ou me battre ou fuir m’a protégée, y compris lorsqu’il y avait menace explicite de mort (ce n’est clairement pas le cas ici). Parfois c’est une autre option qui est ressentie comme optimum. Il s’agit d’aiguiller la transe survenue avec le choc de l’agression. Soit sur le mode fuite-je-décampe. Soit sur le mode fight-je-préfère-crever-tu-vas-y-perdre-un-oeil. Soit sur le mode « flow »: rester concentrée sur le fait de ne pas contrarier brutalement ce qu’il se passe, de ne pas aller contre, de m’échapper en prenant un courant calme pour m’éloigner de façon fluide, sans exacerber la violence; ce n’est pas un freeze, quand il survient, le freeze n’est pas un choix, il cadenasse et met en danger. Soit sur une autre option…
Apprendre à son système à choisir la réaction adéquate pour la survie n’est pas inné. Je dois cette compétence à ma résilience.
Ce que j’en retire, au point de vue pédagogique, c’est qu’il y a des contextes (selon son vécu, selon son entrainement) où il est possible de choisir sa transe spontanée. Je ne dis pas que c’est faisable pour toustes dans des cas extrêmes comme ce genre d’agression au bâton seule dans la nuit. Je ne dis pas non plus que « les victimes n’ont qu’à ». Je cherche comment apporter des outils. Dans des situations quotidiennes, pas trop dangereuses, où il y a un choc qui ouvre une transe non volontaire, c’est déjà pas mal comme terrain d’essai.
J’en avais déjà parlé sur le tatami, avec des amateur·isse·s de s3xpositif (où les agressions existent malgré le cadre… hello patriarcacat). Et aussi en contexte féministe, pour des agressions gérables (remarque déplacée, frotteur, bousculade, engueulade…). Et aussi avec un pote qui est dans l’armée. J’ai bien envie de développer avec mes process, de chercher d’autres process chez d’autres… un peu comme les scientifiques étudient les libellules pour améliorer l’aéronautique. Que nos résiliences deviennent des fiertés à partager? Qu’elles servent à d’autres, en mettant nos outils en commun?
En éclairant et en analysant les process utiles des survivant·e·s, on peut en adapter dans la vie courante.
Personnellement, ça me permet aussi de me dire que les traumas n’ont pas laissé que des vortex à travailler (30 ans de thérapies, eh oui, c’est du boulot d’essayer d’aller bien!). Il y a aussi des compétences à repérer, à récupérer et à intégrer en mode bien pratique.
Et puis, c’est un truc que j’aime dire à mes accompagné·e·s qui ont l’impression d’être uniquement déglingué·e·s. « Non non… tu vas voir, il y a des super ressources quelque part! On va les rencontrer en voyage hypnotique, les récupérer et les intégrer en alliées. » Ca fait quand même sourire à entendre…
Work in progress.
M.L.
PS: j’en veux vraiment au mec qui a accéléré pour s’éloigner et ne pas me sécuriser, alors que j’ai crié bien fort quand il était juste à côté de nous (et s’il avait des écouteurs, un coup d’oeil suffisait pour voir la tension de la situation). Je n’en veux pas à la personne avec qui j’ai interagi. Je ne sais pas si c’est un truc genre syndrome de machin ou si c’est simplement de l’empathie. Je creuserai la question. Merci de ne pas asséner des vérités sur mon ressenti (mansplaning on te voit venir de loin).